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26 mai 2013 7 26 /05 /mai /2013 06:30

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crédit photo : Romaric Cazaux

 

Assis dans l'herbe, je frissonne légèrement. Cela a beau être le mois de mai, le soleil se montre encore bien timide et de petits nuages noirs ventrus se déplacent à toute allure. Mais je ne bouge pas. J'observe la jeune femme assise à quelques mètres de moi sur un banc. Une jeune maman, profitant d'un petit moment de répit tandis que son bébé dort, dissimulé sous des montagnes de couvertures dans sa poussette. On ne dirait pas qu'elle vient d'avoir un bébé... Elle est svelte, élégante et porte un petit chapeau démodé mais qui lui va bien. Elle a le regard perdu dans le vide, le front plissé. J'imagine son mari accaparé par son travail, distant depuis la naissance du petit. La solitude des heures passées à s'occuper d'un nourrisson. Je nous vois partageant un café et je lui invente un doux sourire tandis qu'elle me fait des confidences. Je la déshabille, sa peau est souple et douce, son parfum suave et léger... Mes fantasmes prenant le pas sur ma timidité, je me lève pour l'aborder. J'affiche un grand sourire afin de masquer mon embarras.

 

Léa sent qu'il l'observe. Ca l'agace. Même au parc, on ne peut pas être tranquille. Mais là, vraiment, rester enfermée était au-dessus de ses forces. Elle a profité d'une petite éclaircie pour se ruer au parc des Buttes-Chaumont avec la poussette, laissant Marc à ses idées sombres et ses ruminements sans fin. Ils sont dans une impasse. Et elle a beau se repasser le film de leur histoire dans tous les sens, elle ne voit pas d'issue. Elle ne supporte plus les gens qui l'arrêtent, souvent des vieilles dames mais aussi, de façon plus inattendue, des hommes jeunes, pour regarder le bébé, s'extasier... Et elle joue le jeu mais au fond d'elle un malaise gonfle jusqu'à l'oppression.

Elle jette un coup d'oeil au bébé, il dort avec sa petite tête de vieillard, l'air concentré. Elle ne peut rien lui reprocher, depuis sa naissance, il se comporte comme un bébé modèle : il ne pleure presque jamais même lorsque des coliques le tordent en tous sens et il a fait ses nuits avec une rapidité déconcertante. Comme s'il sentait que sa venue au monde avait créé suffisamment de complications... L'homme qui l'observait s'approche d'elle. Léa se lève à la hâte mais il est déjà planté devant elle, gauche, arborant un sourire niais.

"Je vous observais... Je me disais... Est-ce que vous accepteriez de prendre un café avec moi ?"

Léa masque un sourire, le premier depuis des mois. Après tout, pourquoi pas, cela la distraira un peu. Elle jette un coup d'oeil à sa montre, au bébé endormi.

"Je dois bientôt rentrer mais on peut boire un café au Rosa Bonheur ?"

Ils se dirigent vers le café du parc dans un silence épais. Léa regrette déjà d'avoir accepté.

"Je n'ai pas l'habitude de faire ça.

- Quoi ?

- Inviter des femmes, comme ça, à boire un café. En plus, vous avez un bébé."

Cette fois, Léa sourit franchement.

"Non, j'imagine ! Vous avez l'air plutôt timide. Mais vous savez, ce n'est pas mon bébé."

Elle porte aussitôt la main à sa bouche.

"Vraiment ? Je me disais aussi... Vous ne ressemblez pas à une femme qui vient d'avoir un bébé... Je veux dire... Vous êtes jolie, fine, élégante. Enfin..."

Il bégaie légèrement, s'emmêle dans ses mots. Il en devient presque touchant. Léa le dévisage quelques instants et se décide. Ce sera son confident. Elle ne peut pas parler à ses proches qui la jugent, elle n'a pas envie de payer un psy - ce n'est pas son genre d'aller geindre sur un sofa - cet inconnu fera l'affaire.

"Vous vous appelez ?

- Pierre...

- Moi c'est Léa."

Ils commandent deux cafés, ils sont seuls en terrasse. C'est le milieu de semaine et les gens qui fréquentent le parc sont plutôt des promeneurs de chien ou des joggeurs. C'est parfait, Léa entame ses confidences.

"Lui - elle désigne le bébé d'un geste - c'est Solal. Comme je vous l'ai dit, ce n'est pas mon enfant. C'est celui de mon amant. C'est la mère qui a choisi son prénom. Seule. Elle estimait en avoir le droit car, voyez-vous, quelques jours avant l'accouchement, elle a tout découvert."

Pierre contemple le joli visage, médusé. Son sourire se fige. Il voudrait fuir mais ne sait pas comment alors il se tortille sur sa chaise, affreusement mal à l'aise.

Léa lui sourit de nouveau, un sourire sincère.

"Ca va ?

- Oui, oui...

- Donc, je disais, elle a découvert notre liaison, que son mari voulait la quitter pour moi et elle est devenue folle. Bon, je la comprends, ce n'était pas le meilleur moment pour l'apprendre. Mais d'un autre côté, il allait la quitter, il fallait bien qu'elle soit mise au courant un jour ou l'autre. Le problème, c'est qu'elle est devenue vraiment folle. Elle a dû être internée. Et depuis, j'élève Solal avec Marc."

Elle sirote son café, hésite à allumer une cigarette mais avec la poussette juste à côté...

Pierre la fixe toujours.

"Vous savez, j'ai cru que vous étiez triste parce que votre mari vous délaissait mais la tristesse que vous ressentez, vous la méritez. Oui, vous la méritez."

Léa lève les yeux. La phrase, sortie d'un trait, sans bégaiement, lui fait l'effet d'une gifle. Pierre s'est redressé, son regard est dur, froid, méprisant.

"Peut-être que je la mérite mais ça ne la rend pas moins réelle. J'aurais voulu avoir un enfant avec cet homme. Pas élever celui d'une autre.

- Et avoir un enfant avec un homme libre ?

- C'est plus compliqué que ça... Les gens jugent mais ils ne sont pas dans ma situation... Ils ne peuvent pas comprendre."

Léa se sent vidée. Elle s'attendait à quoi ? A de la compréhension de la part d'un homme qui voulait probablement juste tenter de tirer son coup ? Elle en a assez du jugement des autres. Mais elle ne veut plus prétendre. Elle ne se reconnaît plus dans cette vie qui lui est tombée dessus, elle ne veut pas rentrer et voir l'air perdu de Marc, entendre ses pleurs, sa souffrance, sa culpabilité. Elle ne reconnaît pas l'homme qu'elle a aimé, sûr de lui, posé, rassurant. Un pantin pathétique et larmoyant l'a remplacé. Elle veut récupérer sa vie d'avant. Sans Solal. Elle veut que sa maman guérisse et s'occupe de lui. Soudain, c'est comme si un masque tombait de son visage et Pierre devine à quoi elle devait ressembler, petite fille. Des trombes d'eau se déversent du ciel. Léa se débat avec le plastique pour protéger la poussette, l'eau ruisselle sur son visage, se confondant avec ses larmes.

 

Atelier d'écriture proposé par Leiloona

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18 mai 2013 6 18 /05 /mai /2013 07:27

rue.jpg

crédit photo : Romaric Cazaux

 

C'était une rue tranquille. Un soleil timide perçait au travers des arbres en fleurs, projetant leur ombre dentelée sur le sol. Tout était calme, serein. Un homme était assis sur le perron d’un teinturier. Dans la vitrine, une robe à crinoline renforçait l’impression d’un temps suspendu. L’homme sortit une cigarette. C’était sa dernière.

Il repensait au jour où il avait quitté son village natal d’Estévenens, sa petite amie de toujours, l'entreprise de son père dont il allait hériter... Il était parti avec un seul sac et sa guitare. Au début, la ville de Londres l'oppressait, il se sentait seul, déraciné et écrivait des lettres sans fin à sa fiancée... Jusqu'à ce qu'il commence à apprécier l'agitation de cette ville, à savourer l'anonymat et la tranquillité qu'elle lui procurait. Il s'était créé de petits rituels : le café du matin dans un coffee shop, toujours le même, la serveuse avec laquelle il avait fini par sympathiser et qui lui offrait parfois un muffin. Le pub où il aimait s'installer pour observer les gens, écrire et déguster un fish and chips graisseux. Les promenades dans les parcs par tous les temps, y compris pluvieux, surtout pluvieux. Londres avait un charme incomparable sous la pluie, les pelouses sans fin devenaient alors presque fluorescentes. Il contempla les maisons cossues de Notting Hill et sourit. Le souffle léger du vent était comme une caresse. Il écrasa son mégot. Il était temps de rentrer chez lui.

 

Atelier d'écriture proposé par Leiloona

 

 

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12 mai 2013 7 12 /05 /mai /2013 14:02

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crédit photo : Romaric Cazaux

 

Tandis qu'il remplit nos tasses, j'essaie de me réjouir. Nous fêtons nos noces d'or. Pour l'occasion, pas de grand dîner mais un petit salon de thé. Nous avons choisi le même gâteau spongieux, le même thé à la bergamote... Cinquante ans de mariage et on finit par agir par mimétisme, c'est plus simple que de faire des choix personnels. On ne sait plus très bien ce qui fait partie de soi, de l'autre. Je lève la tête et esquisse un sourire de remerciement. Nous sirotons notre thé, en silence. J'observe les autres tables à la dérobée. Un jeune couple n'échange pas un mot, pas un regard, plongés dans la contemplation de leurs portables respectifs. Une mère gave son petit garçon, lui enfournant de gros morceaux de gâteau dans la bouche, l'air absent. Je découpe un petit morceau de ma part et je le mastique consciencieusement.

Roger me prend la main, me regarde dans les yeux. "Joyeux anniversaire ma chérie !"

"Joyeux anniversaire, mon amour."

Tout à l'heure, nous nous promènerons dans le petit jardin, au milieu des roses trémières, nous nous assiérons quelques minutes sur un banc au soleil, pour nous reposer, quelques minutes supplémentaires ensemble. Tous les deux, toujours, Rien que tous les deux. Le destin en a décidé ainsi. Même si un petit fantôme flotte toujours à nos côtés.

 

Atelier d'écriture proposé par Leiloona

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5 mai 2013 7 05 /05 /mai /2013 07:14

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Eva soupira d'aise. Bien calée dans son fauteuil massant, une tablette de divertissement devant elle, sa perfusion énergétique branchée, elle savourait ce moment de loisir. Elle enfila son casque et se retrouva propulsée dans un autre univers en trois dimensions, une plage paradisiaque. Elle entendait le bruit de la mer, sentait le souffle du vent... jusqu'à l'odeur de sable chaud. Elle se détendit, ferma les yeux... et s'endormit.

Lorsqu'elle se réveilla, il faisait nuit. Elle ôta le casque et se dit qu'il était temps de s'offrir un autre logiciel de vacances, cette plage commençait à la lasser. Pourquoi pas un petit séjour à la neige ? L'air pur y était particulièrement bénéfique selon ses amis qui se l'étaient offerts. Elle s'étira, débrancha sa perfusion et se prépara pour sortir retrouver Jérôme. Elle hésita devant ses masques en silicone... Elle était plutôt d'humeur pour un visage discret : un nez fin et droit, un menton avec une légère fossette et un front un peu large. Elle jeta un coup d'oeil à ses autres visages mais ces derniers temps, elle se sentait vraiment elle-même avec celui-ci. Les autres étaient trop parfaits, ou trop chargés de personnalité. Elle fixa son système à oxygène et sortit.

Dehors, elle prit un chariot automatique jusqu'à la grande place où elle avait rendez-vous avec Jérôme. Les façades des immeubles avaient beau être peints de couleurs vives, la brouillard gris était tellement épais qu'on les discernait à peine. Les grands panneaux lumineux clignotaient, vendant de l'évasion dans des ailleurs inconnus, à portée de tous et pourtant inaccessibles. Jérôme l'attendait déjà, il était facile à reconnaître, il avait toujours le même visage. Pour une raison obscure, il refusait de porter un masque. Eva lui fit de grands signes et il lui sourit. C'est vrai qu'avec le masque, on ne pouvait pas sourire mais on était sûr d'avoir une peau lisse et sans âge.

Jérôme l'entraîna à pied, Eva détestait marcher, elle essaya de le décider à prendre un chariot mais Jérôme prit un air mystérieux : "Je t'emmène dans un endroit où les chariots ne vont pas..."

Eva haussa les épaules. Autour d'eux, les gens vaquaient à leurs occupations, visages et corps semblables, façonnés par le silicone, les programmes automatiques d'exercice physique et les régimes alimentaires sous perfusion. "On va où ?"

Jérôme lui sourit à nouveau mais ne répondit pas. Eva avait failli rompre à plusieurs reprises, il était vraiment spécial, différent et ça la mettait souvent mal à l'aise... mais ce sourire... c'est vrai qu'elle l'aimait bien ! Ils arrivaient en bordure de la ville et Eva sentait la panique la gagner. "Jérôme, tu sais bien qu'on ne doit pas sortir de la ville !"

Il s'arrêta pour la regarder bien en face : "J'ai découvert cet endroit ce matin, je ne t'y emmènerais pas s'il y avait un danger. Je te le promets."

Elle le suivit, le coeur battant. Au-delà de la ville, ce n'étaient que ruines et désolation, tout avait été rasé puis laissé à l'abandon il y avait bien longtemps. Jérôme était le seul à sa connaissance à s'y intéresser. Ils avaient tout ce qu'il leur fallait dans la ville. Aucune raison d'en sortir. Soudain, Jérôme s'immobilisa et se tourna vers elle, rayonnant.

Sur le bas-côté se trouvait un buste d'homme en pierre. Eva n'avait jamais vu une chose aussi étrange. Il était assez réaliste mais elle ne comprenait pas à quoi il pouvait bien servir. "C'est quoi ?" Elle essaya de masquer son inquiétude sous un ton léger.

La voix un peu tremblante, il répondit : "C'est de l'art."

Eva tourna autour du buste, effleura la pierre lisse et froide du bout des doigts. De l'art... Quelque chose au fond d'elle frémissait, une envie d'arracher son masque peut-être, et de sourire à Jérôme.

 

Atelier d'écriture proposé par Leiloona

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13 avril 2013 6 13 /04 /avril /2013 05:51

village-copie-1.jpg

crédit photo : Romaric Cazaux

 

Il s'était laissé convaincre avec molesse par sa femme. Passer des vacances "rustiques" dans un gîte, c'était bien une lubie de Clara. C'est sûr que ça changeait de leurs vacances en club au bord d'une plage paradisiaque chaque fois différente et pourtant toujours étrangement semblable. Les enfants avaient un peu râlé mais Clara leur avait parlé d'une piscine découverte, de ballades à cheval et ils s'étaient laissés contaminés par son enthousiasme. Le seul problème, c'est que depuis le début, il n'arrêtait pas de pleuvoir. Un rideau mouillé qui vous laissait trempé, transi et le vague à l'âme. Le matin, ils se sentaient en général ragaillardis. Ils savouraient des tartines de confitures faites maison, fraise-menthe, abricot-châtaigne... il faudrait qu'ils en rapportent ! Ils retrouvaient le sourire et espéraient une éclaircie mais le ciel restait obstinément triste et sombre.

 

Cet après-midi, ils se reposent dans leurs chambres. Clara dort ou fait semblant, un bras sur les yeux et lui n'arrive pas à se concentrer sur son roman policier. C'est quand même dommage d'être à la merci du mauvais temps ! Il rassemble son énergie et bataille pour convaincre sa petite famille d'aller se ballader dans un village voisin.

Le village est déserté, même par les chats. Ils parcourent les ruelles désolées, Alice et Martin sautent dans les flaques, Clara se serre contre lui. Il tourne la tête... Une jeune fille le regarde avec des yeux rieurs. Il s'arrête brutalement. Clara s'inquiète : "Ca va ?" Il esquisse un sourire forcé.

"Je suis heureuse que tu aies insisté pour nous emmener ici. Ce village est vraiment typique, on sent le poids de son histoire, un mystère..." Clara a les yeux brillants. Il oublie parfois que sa femme, prof de lettres, écrit à ses heures perdues des histoires pleines de son imagination débordante. A ses yeux, ce village morose prend forcément des allures romanesques. Les rideaux des maisons sont bien tirés mais on les voit parfois trembler légèrement, révélant une présence, des yeux qui les suivent, touristes ruisselants égarés. Une silhouette se mêle à celle de leurs enfants qui jouent, jeune fille élancée, aux longs cheveux bruns... Il ferme les yeux pour la faire disparaître. Clara le scrute, la tête légèrement penchée.

"Ca n'a vraiment pas l'air d'aller."

"Désolé mais j'aimerais rentrer si ça ne t'ennuie pas."

Sa femme acquiesce en silence et appelle les enfants. Martin court à leur rencontre, l'air coupable : "Alice est partie par là !" Il désigne une ruelle en biais. Ils s'y précipitent, pas de trace d'Alice. Leur course devient effrenée, ils espèrent à chaque instant se retrouver nez à nez avec la fillette brune. Mais il finit par continuer les recherches, seul, sa femme traînant Martin à la voiture. Puis ils doivent se résoudre à alerter la police. Et pendant tout ce temps, il repense à la vision de cette jeune fille, cette silhouette du passé qu'il aurait tant aimé oublier, qu'il avait presque réussi à oublier. A ce week-end qui avait viré au cauchemar alors qu'ils n'étaient qu'une bande d'adolescents profitant d'un peu de liberté. A l'incendie, à la culpabilité d'en avoir réchappé. Alors qu'Alice y était restée.

 

Lionel ôte ses lunettes, se masse l'arête du nez et rend son ordinateur portable à sa femme. "On dirait qu'il ne pleut plus..."

 

Atelier d'écriture proposé par Leiloona

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7 avril 2013 7 07 /04 /avril /2013 05:44

poupee-russe.jpg

crédit photo : Romaric Cazaux

 

C'est une journée froide, mais ensoleillée. Sa première sortie depuis la maternité avec son bébé bien emmitouflé, tellement engoncé sous les épaisseurs qu’il peut à peine bouger. Elle est dans un état second, la fatigue, réaliser qu'elle est mère… elle ne réalise pas encore vraiment d’ailleurs ! Elle se sent gauche avec cette poussette, empruntée. Elle s'installe à une terrasse de café pour boire une noisette. Les passants flânent, certains portent des lunettes de soleil. Une vieille dame lui jette un coup d’œil, esquisse un sourire et continue sa marche mesurée. Une mère et sa fille passent rapidement au milieu de ce flot tranquille, la mère traînant la petite par le bras, visiblement en colère.

La serveuse vient admirer son bébé mais devant son air réprobateur quand elle lui annonce timidement son âge - une semaine - elle ne s'attarde pas, préférant se promener au hasard, retardant l’heure de rentrer pour la tétée, le changement de couche, la énième machine à faire tourner… occupations répétitives qui font pourtant passer les heures à une vitesse affolante. Elle savoure cette impression d’avoir arrêté le temps quelques instants. Elle regarde sans la voir la vitrine d'un antiquaire. Alors qu'elle demeure parfaitement immobile, elle a une vision où le temps entre dans une course folle, un peu comme les images d’un film en accéléré, les nuages se poursuivent à toute allure, les saisons se chassent en une ronde effrénée, les bourgeons s’épanouissant pour céder la place à la valse des feuilles mortes… Les pleurs de son bébé la rappellent à l’ordre. Elle jette un dernier coup d’œil distrait à la vitrine pleine de poupées russes, y aperçoit le reflet d’un jeune couple, pelotonnés l’un contre l’autre, et rebrousse chemin vers ses nouvelles responsabilités.

 

Nous marchons d'un pas nonchalant, contemplant les terrasses, profitant des premiers rayons de soleil de ce printemps tardif, notre humeur au diapason. En passant devant un magasin rempli de poupées russes, je m’attendris : "Oh... j'ai toujours rêvé d'en avoir ! Ma grand-mère en possédait, elle me laissait jouer avec quand j'étais petite, je ne sais pas ce qu'elles sont devenues..."  Elliot me serre contre lui et murmure des paroles qui me font rougir. Je jette un coup d’œil vers la jeune femme qui se tient à côté de nous, les mains crispées sur sa poussette, elle a l’air complètement ailleurs. Son nourrisson ne doit pas avoir plus de quelques semaines, il y a quelque chose de complètement désarmant dans ce minuscule visage chiffonné. Il s'anime et après quelques grimaces, devient rouge, crispé et se met à hurler, émettant un bruit incroyable pour un aussi petit être. La jeune femme, arrachée à sa rêverie, s’éloigne précipitamment. Nous échangeons un regard complice avec Elliot. Alors que nous nous apprêtons à entrer dans la boutique, une vieille femme en sort, elle tient un paquet serré contre elle et fonce tête baissée, le visage fermé par un masque de détermination. Nous nous écartons pour la laisser passer et, parfaitement synchronisés, nous retournons pour la suivre du regard tandis qu’elle s’éloigne à petits pas heurtés.

 

Emma tendait chaque pore de son visage vers ces premiers rayons caressants. Elle avisa une jeune femme sirotant un café, une poussette maladroitement calée auprès d’elle, et résista à la tentation de céder à la nostalgie. Soudain, son regard fut attiré par la vitrine d'un magasin d'antiquités. Elle était remplie de poupées russes. Elle fut prise d'une sorte de vertige : là, au milieu, elle les reconnaissait, c'étaient ses poupées russes ! Enfin, pas vraiment les siennes puisqu'elle en avait fait cadeau... Près d'un demi-siècle plus tard, ce souvenir reste douloureux... A l'époque, elle aimait un jeune homme, et elle était sûre que c'était réciproque. Mais elle avait fait l'erreur de prendre les devants en lui offrant ces poupées : elle y avait dissimulé une déclaration d'amour. Dans la plus petite, celle qui ne s'ouvre pas normalement. Le silence qui fit office de réponse fut encore plus humiliant que des mots. Elle avait préféré couper les ponts. Par orgueil. Emma soupira et, revenant au présent, entra dans le magasin, réclama les poupées, paya sans marchander et se hâta de rentrer, serrant son précieux paquet contre elle. Elle marchait du plus vite qu'elle pouvait avec ses mauvaises jambes. Toute la légèreté de la journée s'était évaporée, laissant place à un sentiment d'urgence. L'urgence d'ouvrir le paquet dans son petit appartement et de vérifier...

Son coeur battait de grands coups, elle se sentait héroïne de cinéma. Se pouvait-il... ? Non, bien sûr que non !

Elle revoyait sa vie défiler comme un train qui déraillerait sur la mauvaise voie.

Elle grimpa les deux étages de son vieil immeuble aussi vite qu'elle put, ouvrit le paquet sans prendre la peine d'ôter son manteau, désemboîta les poupées gigognes...

 

Oh non... un caprice de plus... elle ne les supporte plus. Ca commence toujours pareil : "Maman, s'il te plaît... je veux juste regarder..." et ça se termine par des cris et des pleurs devant la frustration de ne pas pouvoir tout posséder. Qu'est-ce qu'elle a fait de travers ? Petite, c'était un plaisir de faire les boutiques avec sa fille qui lui décochait de grands sourires à l'idée de faire du "hopping". Maintenant, la moindre course est un calvaire. De retour du manège, Luna a cette fois jeté son dévolu sur des poupées russes et réclamé à entrer dans la boutique "juste pour voir". C'est vrai qu'elles étaient mignonnes, et devant la quantité impressionnante, elle s'était dit qu'elles n'étaient sûrement pas trop chères, qu'elle pourrait peut-être pour une fois céder, faire plaisir à sa fille... Cruelle erreur ! Alors qu'elle parlait avec le marchand, Luna s'était mise à tripoter les poupées, attirant le regard désapprobateur du vendeur, le prix s'était avéré beaucoup trop élevé et elle avait dû battre en retraite avec sa gamine hurlant, obligée de la traîner hors du magasin. Comme si ça ne suffisait pas, elle s'était aperçue que Luna tenait sa main farouchement serrée... sur une petite poupée russe ! Déjà rouge de honte et de colère, elle avait blêmi. Retourner dans cette boutique, bien sûr, c'était ce qu'il fallait faire... Mais pas tout de suite.

   

 Atelier d'écriture proposé par Leiloona

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24 mars 2013 7 24 /03 /mars /2013 07:39

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crédit photo : Romaric Cazaux

 

"Et n'oublie pas les couches !" La porte se referme sur ces paroles. Léo se sent vaguement désorienté. Il soupire et entame la descente de l'escalier en colimaçon... Cet escalier... il leur avait tant plu quand ils avaient visité l'appartement pour la première fois : avec sa rampe en fer forgé et ses marches en pierre, il ne manque pas de cachet. A l'époque, ils formaient un jeune couple insouciant, un quatrième étage sans ascenseur ne leur posait aucun problème... Au contraire ! Cynthia y voyait l'occasion de faire son sport quotidien, quant à lui, il gravissait les marches deux à deux sans même y penser. Il lui semble que c'était une autre vie. Depuis la naissance de leur fils, ils ne se parlent plus, n'échangeant que des propos "utiles". La jalousie qu'il ressent à l'égard de ce petit être - son fils - l'inquiète parfois. Il est censé faire passer ses besoins avant les siens mais cela lui pèse. Son fils... il a encore du mal à se faire à cette idée. Il a un fils. Il est père. Papa. Il a l'impression qu'on lui a confié ce bébé - adorable certes - pour une raison obscure. Mais surtout, il a envie de retrouver la Cynthia d'avant, enjouée, et non cette ombre affairée, reproche incarné...

 

Plongé dans ses pensées, il ne s'aperçoit pas que cette descente est longue, très longue. Anormalement. La rencontre avec Cynthia, ses cheveux un peu plus clairs, un peu plus longs aussi, l'amour sur la machine à laver, les années étudiantes, refaire le monde, le cerveau noyé d'alcool... Il continue à descendre, la spirale de l'escalier l'aspire dans un cercle sombre et doux, celui de l'enfance. Il a l'âge de son fils... mais quel âge a son fils ?! Son visage, figé, est celui de Léo sur une vieille photo... Il ne parvient plus à distinguer ses traits, gommés dans son visage au contour flou... Des paroles résonnent qu'il n'arrive pas à comprendre...

"Monsieur ! Monsieur !" Il est arraché à ce monde opaque qui l'attire. Il ouvre les yeux, un peu nauséeux. De la sueur lui dégouline dans le dos mais il frissonne. Où est-il ? La lumière bourdonnante des néons et l'odeur aseptisée de l'hôpital l'assaillent. On lui fait boire un peu d'eau. Sa femme est sur le point de donner naissance à leur premier enfant.

 

Atelier d'écriture proposé par Leiloona

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17 mars 2013 7 17 /03 /mars /2013 07:20

nuages.jpg

crédit photo : Romaric Cazaux

 

Il roule un peu trop vite, en fumant, accoudé à la fenêtre ouverte. Il se sent plus vivant ainsi, avec le vent qui lui souffle dans le visage. Le soleil commence à décliner dans un jeu de cache-cache avec les nuages qui suivent leur course effrénée. Mais la beauté de cet instant ne fait que renforcer son vide. Il jette un coup d'oeil aux nuages, se rappelle les heures passées à leur inventer des formes. Il se sent désormais incapable d'y voir autre chose que des nuages. Enfant, il avait un papier peint qu'il adorait, bleu, avec de petits nuages blancs. Il était persuadé qu'en vrai ils avaient une substance comme du coton ou de la barbe à papa, en plus consistant. Il pensait qu'on pouvait y vivre - ou y aller quand on était mort. "Le village dans les nuages" n'avait pas dû arranger les choses... Et puis, il avait pris l'avion pour la première fois, traversé ce brouillard décevant et perdu son illusion. Une de plus.

Il se dit qu'il aimerait s'allonger dans l'herbe avec son fils et contempler les nuages avec lui, rire ensemble de leurs trouvailles. Mais il sait que son fils en bon préado le rembarrerait sûrement et, de toute façon, il vient de le raccompagner chez son ex femme. Conformément à la décision du juge, il ne le reverra pas avant deux mois. Les prochaines vacances. D'ici là, il va fumer, boire du café, regarder la télé... Attendre. 

 

Atelier d'écriture proposé par Leiloona

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7 mars 2013 4 07 /03 /mars /2013 07:46

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Crédit photo : Romaric Cazaux

 

Je l'observe en train de mitrailler les ruines de Louxor. Il tourne autour des pilliers, procède à divers réglages, cela lui prend un temps infini. Il est tôt encore, le soleil n'est pas trop violent, la lumière pure, belle. Je me sens toute petite face au poids du passé, une immensité qui m'écrase. Je me dis que s'il arrête maintenant, à cet instant précis, de prendre des photos et vient vers moi, notre histoire a une chance, la dernière. Au début, je me sentais tellement vivante, rayonnante. Et puis... nous nous sommes emmurés dans le sanctuaire de nos pensées. Entre nous se dresse désormais un silence menaçant. Je le fixe de toute la force de mon regard ; il change de point de vue et continue à m'ignorer, perdu dans sa quête du cliché parfait. Je frissonne malgré l'air doux, balaie une larme naissante. Et je vais le rejoindre, sachant que ce moment critallise les ruines de notre histoire.

 

Atelier d'écriture proposé par Leiloona

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24 février 2013 7 24 /02 /février /2013 13:48

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crédit photo : Romaric Cazaux

 

Partir... C'était une solution évidente. Laisser derrière elle le bithume, les déceptions, sa vie morne. Ne plus ouvrir les volets chaque matin et découvrir ce ciel d'un blanc sale sans surprise. Ne plus fumer à la fenêtre, grelottante. Ne plus avoir cette envie de sauter, hypnotisante.

Elle avait pris un billet d'avion pour le Maroc, le soleil à prix réduit. On croit toujours à la magie de l'avion, laisser une trace blanche dans le ciel et les soucis derrière soi. Sauf que les soucis vous collent à la peau. Il ne suffit pas d'un coin de ciel bleu pour les chasser de son esprit. Après avoir essayé en vain de se fondre dans la foule bruyante et bigarrée du souk, Marine grimpe sur une petite colline d'où elle peut contempler le marché qui s'enveloppe d'obscurité. Le bourdonnement lointain, l'agitation en tous sens, on dirait une fourmillière affairée. Un peu essoufflée, elle fouille pourtant son sac à la recherche d'une cigarette. En l'allumant, elle se revoit observer les passants depuis sa fenêtre. Et se dit qu'il est temps de rentrer. Et de descendre vivre.

 

Atelier d'écriture proposé par Leiloona

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